PHILIPPE BOURDIN |
C’est en concert qu’il donne sa pleine (dé)mesure, osant le déraisonnable, écrasant, difficilement égalable. Chris Potter, saxophoniste (le ténor est son instrument de prédilection), clarinettiste basse, accessoirement flûtiste, et compositeur, est de ceux dont on peut, dont on doit beaucoup attendre.
(Photo : Phil'Hip)
Ce virtuose a brûlé les étapes d’un succès fulgurant, recevant en mars 2000 le prestigieux Danish Jazzpar Prize * dont il devient le benjamin, et remportant plusieurs référendums des critiques de la revue Down Beat.
Pour rappel, ses deux derniers albums confirment - s’il en était encore possible - l’immense talent (protéiforme) de cet improvisateur diabolique à l’héroïsme conquérant. Il s’y meut dans des univers aussi différents qu’atypiques. Song For Everyone (Emarcy/Universal) présente son tentet comprenant des cordes, une flûte et un basson. Utopie réaliste ? Vaine chimère ? Sa curiosité aiguisée est inspirée par la synthèse de son langage naturel, le jazz, avec l’univers de la musique savante européenne. Chris évite l’écueil de l’hybridation artificielle et superficielle ou, pis encore, du collage. Pas vraiment prospectives, sa conception et son écriture préservent la densité et pensent toujours à varier le ton comme les climats. Le résultat jamais pesant ni migraineux ménage assez d’espace pour les interventions péremptoires et sans sentimentalisme du leader.
L’amateur de sensations fortes trouve son bonheur dans le copieux Follow The Red Line (Emarcy/Universal) enregistré en club dans le mythique Village Vanguard avec Underground, son quartet sans bassiste ! Une formule provocatrice et libertaire. Quand bien même cette musique électrique peut apparaître acérée, un tantinet abrasive voire oppressante et inquiétante, la solidité d’un propos très ouvert ainsi que la témérité de Chris n’admettent aucun détracteur. Avec une rythmique se rapprochant du funk et une esthétique de l’improvisation venant du jazz, l’effet est assuré d’autant que les climats sont d’une réelle intensité dramatique et la pulsation, haletante.
La tête bien faite, l’homme est sympathique et non dénué d’humour. Que l’on ne se fie toutefois pas à son air de grand adolescent bien sage, de premier de la classe : dès qu’il embouche son vieux sax Selmer Balanced Action argenté (qu'il a aujourd'hui troqué pour un Selmer Mark VI doré de 1962), il largue les amarres et fait preuve d’une éloquence jaillissante, imprévisible autant qu’épique, où rien n'est banal.
(Photo : Phil'Hip)
« Je suis né le 1er janvier 1971 à Chicago mais j’ai grandi en Caroline du Sud. Mes parents, grands passionnés de musique, possédaient une appréciable collection de disques (Mozart, Bach, Schubert, Stravinsky, les Beatles, les Mothers Of Invention, de la musique indienne aussi). Ils avaient quelques albums de jazz. Le premier que j’ai écouté fut le Time Out de Dave Brubeck. A l’époque, je n’aimais pas particulièrement le son du saxophone. Je me suis finalement intéressé aux saxophonistes grâce à ceux de l’orchestre de Duke Ellington : Johnny Hodges, Harry Carney et Paul Gonsalves. J’ai commencé l’alto à dix-onze ans. » A douze ans, il reçoit le fameux IAJE (International Association of Jazz Educators) Young Talent Award ! L’année suivante, l’enfant prodige joue professionnellement à l’Aspen Jazz Festival. « Au début, je n’accrochais pas à Charlie Parker ; le son me paraissait étrange. Mais comme tout le monde me disait que c’était génial, je suis finalement revenu sur ma première impression. J’étais enfin prêt. J’ai par la suite écouté Sonny Rollins, John Coltrane, Wayne Shorter, Joe Henderson, Eddie Harris. Ornette Coleman un peu plus tard ; ce n’était pas ma culture musicale, mais j’aime tellement aujourd’hui. » Au sujet des illustres aînés : « J’ai tellement de respect pour eux. Ils m’ont aidé à trouver ma voie. Quel courage d’avoir fait ce qu’ils ont fait ! La meilleure façon de leur rendre hommage n’est pas d’essayer de jouer comme eux … C’est à New York que j’ai pris conscience que l’instrument que je désirais vraiment jouer était le ténor. J’y ai fait mon premier gig à dix-neuf ans, au Village Vanguard, avec le trompettiste bebop Red Rodney. L’année suivante, j’entrais à la Manhattan School Of Music et enregistrais mon premier album comme membre du quintet de Rodney. » Remarque de l’ancien partenaire de Bird : « Il absorbe tout comme une éponge. Sa sonorité est originale, son articulation différente de celles des autres et sa connaissance harmonique est profonde. » Chris sort diplômé de la Manhattan School en 1993, année où paraît son premier album comme leader et où il participe au CD In My Life de la pianiste Marian McPartland qui l’avait déjà repéré adolescent. Cette fervente supportrice le recommande chaleureusement au label Concord pour lequel il gravera six CDs. « Toujours sur la route, je n’ai pas eu le temps de lire ou de faire autre chose. On doit se focaliser sur la musique. C’est un grand défi. J’ai une approche très réaliste, très pragmatique sur mon aptitude à jouer. Déjà, ne pas se satisfaire de ce que l’on fait. Par exemple, j’aime travailler avec un ami sans en connaître à l’avance le résultat. Il ne faut pas devenir nerveux à l’idée de jouer mais être spontané. » Et très concentré. Quand il joue, Chris fixe un point d’ancrage visuel dans la salle. Quel est son concept d’improvisation ? « C’est toujours difficile à décrire. Je ne peux l’expliquer. Cela vient d’ailleurs, ce n’est pas sous mon contrôle. Il faut sortir de soi. On raconte une histoire. On ne doit pas se répéter … La technique n’est pas, en soi, la chose la plus importante ; ce serait même la partie la plus facile. En revanche, je passe 90% de mon temps à réfléchir sur le jeu. Pour moi, la meilleure chose, c’est quand je perçois quelque chose de spécifique à atteindre. On doit entendre ce que l’on veut jouer et le cristalliser. Il faut prêter attention à ce qui se passe autour de soi, chercher quelque chose d’authentique, une sensation, un feeling, et surtout prendre du plaisir à jouer ce qu’il y a de plus beau. »
Ses collaborations sont innombrables : Renée Rosnes, Steve Swallow, Ray Brown, James Moody, Paul Motian, Jim Hall,. John Scofield, Steely Dan (« une éclairante expérience »), Dave Douglas, Dave Holland ou encore Patricia Barber et plus récemment Herbie Hancock. Autant d’expériences formatrices et inspiratrices où Chris brûle le jazz par tous les bouts. « J’y apprends beaucoup. C’est l’occasion de connaître différents styles. Je m’adapte et c’est une chance pour moi de voir comment je réagis à chaque situation. J’aime avoir un large vocabulaire. »
Ses goûts musicaux témoignent d’une ouverture d’esprit exemplaire : « Le jazz, plusieurs de ses périodes. Mais aussi Stevie Wonder, par exemple. » En musique classique, Chris apprécie Igor Stravinsky et Béla Bartók, « tellement structurés », mais aussi les impressionnistes comme Claude Debussy. Et ce qui l’ennuie ? « Ceux qui jouent «à la manière de». Quand la musique se fait l’esclave d’un idéal. Certes, on est tous influencés ; moi-même, j’ai copié Bird. Mais on apprend un langage. Aimer un style ou un jeu n’implique pas nécessairement que l’on dise : c’est ce que je vais faire. »
Chris Potter est un musicien d’une exceptionnelle stature.
* Il succède alors à Jim Hall et Martial Solal.
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Site mis à jour le 23 août 2023
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21 novembre 2024
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