PHILIPPE BOURDIN |
La vraie Capri correspond mal à l’image née de l’arrivée des premiers artistes et oisifs de la fin du XIXe siècle; celle d’une réserve de plaisirs, de délassements faciles, de fêtes perpétuelles. Comme elle échappe à l’observation superficielle du visiteur de passage.
Spectre bleu et transparent, Capri semble errer dans le golfe de Naples. L’île bénie des dieux ne se découvre qu’à force d’affection, là où elle est la plus intime, la plus cachée. Si elle se révèle dans des détails d’une suggestion moins impérative mais plus pénétrante, le principal attrait touristique réside en ses innombrables beautés naturelles : la justement célèbre Grotta Azzurra au bleu de cobalt et les Faraglioni, ces trois rochers, des “cathédrales gothiques” que l’on contemple du haut de certains belvédères. Et point n’est besoin de louer la beauté de Mare Nostrum, chantée depuis l’Antiquité. Nul besoin non plus de vanter la douceur d’un climat tempéré qui rend la végétation si luxuriante. Capri est une délicieuse harmonie.
Capri ne se visite pas, on y flâne : quittons la fameuse Piazzetta, le “salon du monde”, sa curieuse tour de l’horloge et l’église San Stefano où un baroque dépouillé s’allie à des réminiscences byzantines et arabo-sicules. Enfonçons-nous dans la Capri médiévale, silencieuse et secrète : celle des ruelles, venelles et arcades ; celles des balcons carrés et des toits en coupoles répondant à la nécessité bien précise de recueillir l’eau de pluie qui ruisselait sur les toits dans des citernes spéciales. En quelques pas, on atteint des chemins en corniches, baignés de soleil et de parfums, qui débouchent sur d’extraordinaires promontoires. Le massif calcaire tombe à pic dans la mer, y projette d’énormes éperons rocheux creusés de grottes, des aiguilles dans lesquelles s’insinuent des criques, des anses.
C’est au printemps, cristallin, ou, à un degré moindre, à l’automne quand l’île n’est plus qu’une vigne chargée de raisin, que l’on s’identifie avec la nature jusqu’à l’oubli. Le temps s’arrête ; les portes de l’Eden perdu s’entrouvent.
(Photo : Marie-Thérèse Baray)
Montons à Anacapri, la commune rivale, et prenons le télésiège menant au Monte Solaro. Au loin, les îles soeurs : Ischia et Procida, la baie de Naples, son Vésuve, la côte sorrentine et la riviera amalfitaine jusqu’à Salerno. On descendra à pied via la petite église de Santa Maria a Cetrella, après avoir longé la crête d’ou l’on embrasse une partie de l’île jusqu’à la Villa Jovis (Jupiter) de Tibère, une des douze villas impériales dont les ruines se fondent dans l’incomparable nature. L’ombre du vieil empereur est omniprésente. Le mystère dans lequel cet idéaliste taciturne s’installe à Capri, de 27 à 37 de notre ère, excite la curiosité : détachement misanthropique, dégoût des intrigues, pessimiste lucidité, recherche d’un lieu salubre ? Toujours est-il qu’en gardien inflexible de l’Empire, Tibère s’acquitte fermement de l’exercice amer de la puissance dans le difficile gouvernement des hommes.
Le premier engouement pour l’île remonte au XVIIIe siècle et vient de l’intérêt archéologique porté à la Villa Jovis. Il était logique que la passion déclenchée par les premières fouilles d’Herculanum et de Pompei se propage à Capri. On va prendre conscience que les zones les plus inaccessibles de l’île sont marquées par la présence de l’homme. En 1826, la découverte de la Grotte Bleue et de son irréel effet de lumière solaire qui y entre par réfraction - un mirage féerique - va contribuer à la fortune touristique de l’île, à la diffusion de son mythe romantique.
A la fin du XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, artistes, intellectuels, riches, excentriques en mal de sensations fortes ou chercheurs sincères du paradis terrestre succombent à ses charmes et à ses sortilèges. Ils en font leur retraite esthétisante et élitiste. Capri devient le centre mondain d’une société cosmopolite ; s’y jouent bien des comédies et des drames. La grande période de la décadence européenne trouve dans la villa Lysis du poète dandy Jacques Fersen son épisode liberty le plus débridé. La construction d’extravagantes villas est l’expression d’une lassitude de la civilisation. Idéal de beauté, mise en scène des fantasmes : on remplace la réalité de son temps par un univers nourri de l’hellénisme et du génie romain … Courants culturels et politiques convergent à Capri. Maxime Gorki, ceint de l’auréole de martyre tsariste, y invite de nombreux exilés russes et ne peut retenir Lénine. L’île accentuera son caractère mondain et frivole dans les années cinquante, celles de l’euphorique dolce vita. Encore aujourd’hui, il est de bon ton de se montrer sur la scène de ce petit théâtre qu’est la Piazzetta ; cette alchimie entre autochtones et stars du cinéma, de la mode ou du spectacle participe au charme de Capri. Mais l’île tolère toutes les offenses, toutes les vulgarités, pour mieux se régénérer chaque année.
Il faut au moins y passer une à deux nuits, s’imprégner de la sensualité ambiante et s’abandonner à la pleine lune, érotique sur la mer scintillante … Comme la beauté est l’une des sources où l’on puise la force de vivre, le sentiment que l’on éprouve en quittant ce lieu de délices, et qui se transforme en une inexplicable anxiété, est d’une intensité bien supérieure à l’émotion d’arrivée. Cet ensorcellement (ne sommes-nous pas au pays des Sirènes ?) s’appelle la caprina. Sa récidive se fera toujours plus pressante.
(Photo : Marie-Thérèse Baray)
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Site mis à jour le 23 août 2023
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3 décembre 2024
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