PHILIPPE BOURDIN |
Histoire, mythologie gréco-romaine et poésie imprègnent fortement les Champs Phlégréens (ardents), à la périphérie ouest de Naples. La terre y tremble, poussée par les Titans qui s’agitent en son sous-sol : c’est la porte des Enfers, les profondeurs funestes habitées par les âmes des défunts.
(Photo : Marie-Thérèse Baray)
Cette ancienne région volcanique offrait au temps de Rome un visage d’une diabolique beauté. Infernal par ses mouvements tectoniques, ses boues et ses eaux bouillantes, par les fumerolles soufrées des solfatares (celle qui mijote à Pozzuoli en est l’ultime manifestation), ce lieu symbolisait aussi la mollesse et les délices ; villas et thermes de l’élite impériale ornaient le littoral et surchargeaient le golfe. A Baïes, la société libertine de Rome se livrait à mille folies alors que le philosophe Sénèque, préférant fuir cette station balnéaire, méditait le long d’une plage déserte.
Un peu au nord du lac Fusaro et de celui de l’Averne, aux eaux stagnantes mais qui d’abord a craché le feu, s’ouvre cette conque de Cumes. On y accède par une arche romaine : l’Arco Felice. Au fond, au sommet de la colline de l’Acropole où s’est posé Dédale, l’homme-oiseau, les vestiges du temple de Jupiter dominent un paysage héroïque. Environ huit siècles avant J-C, les Grecs y fondent une colonie qui étend rapidement sa souveraineté et prodigue sa civilisation ; les Latins en adopteront ainsi l’alphabet dit chalcidien.
(Photo : DR)
Mais pour beaucoup Cumes reste un des lieux vénérés les plus extraordinaires au monde, consacré à l’un de ces cultes qui « troublent l’âme des hommes » : celui de la Sibylle, même si rien ne confirme son existence historique. Le temps a presque effacé tout ce qui n’est pas sacré, ne laissant subsister que ce site énigmatique et suggestif d’où émanait le souffle des oracles. Il ne faut se souvenir que du chant épique du poète augustéen Virgile : Enée le banni, débarquant sur ces rives, accède à l’antre à travers « cent larges accès, cent portes d’où surgissent autant de voix, les réponses de la Sibylle », entendant l’oracle de son destin et l’avenir de Rome. C’est la Sibylle qui le guidera dans sa catabase, sa descente aux Enfers. Elle avait alors 700 ans ; il lui en restait encore 300 à vivre ! Ovide raconte qu’elle aurait obtenu l’immortalité en oubliant de demander à ne pas vieillir; ce qui fait dire à Trimalcion dans le Satyricon de Pétrone : « Et la Sibylle, donc ! À Cumes, je l’ai moi-même vue, de mes propres yeux, suspendue dans une fiole ; et quand les enfants lui demandaient : “Sibylle, que veux-tu ?” Elle répondait : “Je veux mourir”», morose et ratatinée.
Dégagé seulement en 1932 au cours d’une campagne promue par la Direction des antiquités, le supposé antre de la Sibylle (interprété depuis 1986 plutôt comme une structure militaro-défensive.) s’ouvre au pied de l’Acropole, en dessous du temple d’Apollon. Il s’agit d’un dromos (corridor) de 131,50 mètres de long sur 2,40 de large et 5 de hauteur, de coupe trapézoïdale parfaite et taillé dans le tuf. Six soupiraux latéraux laissent filtrer l’air marin et les rais de lumière. Perfection des proportions mais aussi limpidité d’un espace qui échappe aux altérations ordinaires du temps ; passé, présent et futur peuvent y coexister dans une nouvelle dimension du réel. Vingt-neuf entailles verticales d’un calendrier lunaire ont été découvertes en 1972 sur la paroi occidentale extérieure du dromos (treize autres le seront en 95 dans une de ses galeries latérales qui donnent sur la mer). Trois bassins disposés à angle droit rappellent que la Sibylle y faisait ses ablutions avant de revêtir sa longue tunique et se retirer dans sa chambre secrète creusée de niches, cet adyton où ne peut pénétrer le commun des mortels. L’entrée se fait par une petite arche de 2,80 mètres de haut sur 3 de large. C’est là que « sous sa roche profonde, la prêtresse inspirée chante les destinées et sur des feuilles d’arbre inscrit des lettres et des mots », là qu’« elle répand l’horreur sacrée de ses oracles ambigus et mugit dans son antre où la vérité s’entoure d’ombre
». L’ensemble du système qui remonterait à la deuxième moitié du IVème siècle avant J-C constitue une étonnante caisse de résonance. Amplifiée et renvoyée par les parois, la fureur prophétique s’entend parfaitement d’une extrémité à l’autre et l’« on s’en va sans réponse », tremblant de peur et maudissant ce sanctuaire. La Sibylle, après s’être vainement débattue contre Apollon qui s’est emparé d’elle et l’a possédée, s’écroule écumante sur son trône surélevé.
(Photo : Marie-Thérèse Baray)
L’étymologie du nom est inconnue. Mais en une formule frappante, Pline l’Ancien définit le privilège de ces dix voire douze femmes considérées à la fin du monde antique comme une sorte d’émanation de la sagesse : « Un pouvoir de divination et une sorte de communication avec le monde céleste ».
La Sibylle cuméenne est mentionnée au IIIème siècle avant notre ère: « On raconte que née à une époque reculée et restée vierge, elle y résida durant de longues années », réduite par l’âge à ne plus vouloir se montrer, à n’être plus qu’une voix imperceptible. Deux épisodes allaient forger sa réputation. Le plus célèbre, qu’imagina Virgile, fut donc sa grandiose et pathétique rencontre avec le prince troyen. L’autre voudrait qu’on lui doive ces obscurs Livres Sibyllins de Rome. Sous le règne de l’un des deux Tarquins, une mystérieuse vieille femme, vraisemblablement la Sibylle elle-même, proposa au roi étrusque neuf livres de prescriptions, rites et vieilles prophéties. Comme celui-ci en trouvait le prix trop élevé, elle en brûla trois tout en offrant les six autres au même tarif. Nouveau refus, nouvelle destruction de trois volumes. Impressionné, le roi acheta finalement les trois restants au prix fixé pour l’ensemble. Conservés dans le temple de Jupiter Capitolin puis dans celui d’Apollon au Palatin, un collège de spécialistes les interprétait sous l’injonction du Sénat pour donner un caution oraculaire à l’adoption de nouveaux cultes, expliquer des faits extraordinaires, faire face à l’imprévu ou à une crise grave.
Notre Sibylle vaticinera discrètement jusqu’au Bas-Empire et l’on ignore quand la dernière, que l’opinion populaire tournait en dérision, mourut sans successeur. Son antique et solitaire grandeur cédera devant les éléments supestitieux. L’inquiétude divine, l’appel métaphysique prévaudront.
Après qu’un frémissement poétique provoqué par les mystères et les secrets du temps nous a parcourus dans cet « antre immense taillé dans la roche », on revient dans le présent presque à regret. L’angoisse constante de l’avenir ? L’instant d’inhibition vaincu, on peut s’interroger sur le sentiment universel du sacré qui aura décidé du sens humain et s’est aujourd’hui bien émoussé.
(Photo : Marie-Thérèse Baray)
|
Site mis à jour le 23 août 2023
|
9 décembre 2024
|