PHILIPPE BOURDIN |
A Naples où l’on « fait Noël », il presepe (la crèche) n’est pas seulement un rite : c’est aussi la manifestation d’un sentiment religieux à forte valeur sociale dans laquelle s’implique la famille entière. Scène de la vie rustique, us et coutumes locaux, architecture et produits de la terre campanienne sont représentés avec un hyperréalisme miniaturisé (certaines crèches tenant même dans de modestes cloches de verre), théâtral, fantastique et certainement génial. Cet hymne à la vie témoigne à l’Enfant Jésus d’une agréable hospitalité dans une abondance de nourriture et une obsène débauche populaire.
(Photo : Phil'Hip)
Ce type de crèche, qui est aussi culture au sens large, culture artisanale, remonte à la fin du 17ème siècle pour prendre son essor sous les Bourbon, Charles III puis Ferdinand IV. La crèche sort de l’église pour devenir une crèche « de cour », plus profane. Elle affirme avec ostentation le prestige de leurs riches propriétaires qui leur consacrent des sommes exorbitantes et les exposent annuellement. Des artistes fameux et grand nombre d’anonymes trouvent leur inspiration dans le peuple et ses aspects les plus pittoresques. Ravivés d’une teinte précieuse, leurs pastori (santons) sont saisissants de vérité. Leur tête est en terre cuite permettant plus d’expressivité que le bois alors que le corps est une armature de fil de fer recouvert d’étoupe. Ils sont soigneusement revêtus d’habits de tissus, en soie brocardée de fils d’or pour certains ! Comme les lieux (le marché, la taverne, le pont, le puits …), ils obéissent à une symbolique particulière. Chaque personnage a une signification, un rôle bien précis, et leur hauteur, d’une moyenne d’environ trente centimètres, diminue selon leur emplacement en fonction de la perspective. A travers l’art, la vie napolitaine saute aux yeux dans ces grandioses, strupéfiantes crèches baroques du Musée national de San Martino ou de l’église Santa Chiara, dans une salle attenant au cloître.
Aujourd’hui, pour qui veut saisir l’atmosphère de Noël à Naples (jusqu’à l’Epiphanie), une promenade dans la pittoresque via San Gregorio Armeno, dans le centre historique, s’impose. La tradition s’y perpétue de père en fils. Y sont concentrés boutiques, bancarelle (stands) et tréteaux où s’entassent les productions de l’année : villages ruraux avec tavernes et échoppes, santons, anges, colonnes corinthiennes ou encore ces « Ames du purgatoire », figurines de douleur à demi-englouties par les flammes. Des personnages aux victuailles, des animaux de la basse-cour aux plus petits accessoires : tout est ciselé avec un soin d’orfèvre même si quelques artisans font des concessions à l’époque en proposant des modèles en résine.
(Photo : Phil'Hip)
La continuité historique est alimentée en permanence. La crèche napolitaine se nourrit de l’actualité. Car si le symbole de la ville, Pulcinella, ses enfants chéris, le comique Totò, le dramaturge Edoardo Filippo ou encore Maradona, ont depuis longtemps leurs représentations, c’était auréolés d’une couronne d’étoiles lumineuses que le juge Antonio Di Pietro et le maire progressiste Antonio Bassolino étaient les héros de 1995 (date du reportage). A la tête du pool Mani pulite (Mains propres), le courageux magistrat avait mis en lumière la pratique des dessous-de-table et dévoilé à quel point le système était corrompu. Lamberto Dini, président démissionaire du Conseil italien, était caricaturé tout en dents alors qu’un personnage tranchait la tête du leader de la Ligue du Nord, Umberto Bossi. Silvio Berlusconi ne perdait rien pour attendre et sera mis à toutes les sauces.
Désacralisation, transgression du Mystère de Noël ? Y a-t-il à s’en s’offusquer ? Il faut plutôt y voir un témoignage de la vivacité d’esprit et de l’irrévérence malicieuse de ces napolitains tenacement liés à leurs traditions.
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Site mis à jour le 23 août 2023
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23 novembre 2024
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