PHILIPPE BOURDIN |
Au coeur du centre historique de Naples, de la Naples ésotérique, la fascinante Cappella Sansevero se prête à l’admiration des touristes venus du monde entier. Si le baroque est un art de la vue, ce site privilégié a plus que sa valeur esthétique, artistique, à dévoiler. Il y règne l’esprit de son exigeant inspirateur, figure charismatique du siècle des Lumières : Raimondo de Sangro (1710-1771).
Fondée en 1590 après une guérison miraculeuse, agrandie en 1608 pour y accueillir la famille de Sangro, cette chapelle sépulcrale est complètement restructurée à partir de 1749 par le génial Raimondo de Sangro, prince de Sansevero. Une personnalité hors du commun, en fait, qui incarne l’esprit de ce fécond XVIIIe siècle : soldat de haut rang, expert en art militaire, lettré qui connaît le sanscrit, l’hébreu, le grec antique, expérimentateur aux intérêts extravagants, alchimiste, inventeur de la redingote imperméable, de la lampe perpétuelle qu’un fâcheux courant d’air éteignit à jamais ! ou encore du carosse amphibie, sa curiosité inassouvie touche les secteurs les plus variés puisqu’il perfectionne même le chargement de l’arquebuse.
Son appartenance à la Loge maçonnique napolitaine – il en devient le premier Grand Maître – lui vaut l’excommunication papale. Elle sera révoquée, mais dénigré autant qu’exalté d’ailleurs, déçu et amer, il se retire pour mieux se consacrer à ses recherches et à l’aménagement ruineux de sa chapelle, son Temple.
Saisie dans son unité, cette petite nef rectangulaire se révèle une scénographie. Si l’espace du baroque est surabondant, ici nul déchet ni démesure. L’effet prévaut, puissant à en perdre la raison. La grande fresque de la voûte, La Gloria del Paradiso, est l’une des premières oeuvres que commissionne don Raimondo : ses couleurs inaltérables, par leur formule à base d’huile et d’eau inventée par le prince, n’ont jamais subi l’injure du temps.
Ce joyau du patrimoine culturel européen doit évidemment sa renommée à ses statues rococo, prodiges de virtuosité technique. Une fois que le ciseau a fait sauter un éclat de marbre, toute correction ou repentir devient impossible : le définitif et l’irréparable commandent. Aux côtés du sanctuaire au centre duquel trône la dramatique Deposizione s’élèvent à gauche La Pudicizia (la Pudeur – à la suggestive nudité fleurie d’une guirlande de roses) et à droite Il Disinganno (le Vice détrompé - où le pêcheur se dégage de son filet avec l’aide d’un ange, la foi).
Mais c’est au centre de la nef que repose l’oeuvre la plus célèbre, celle qui personnifie la chapelle : le stupéfiant Cristo Velato (le Christ voilé) du jeune Giuseppe Sanmartino. L’effet suggestif de ce chef-d’oeuvre, l’un des plus grands de tous les temps, amène à une contemplation compatissante.
Tout autour, des compositions célébrant les membres de la famille expriment une série de vertus, d’idéaux élevés et nobles. On pourrait ne tirer profit que de cette tentation du décor née d’un plaisir à embellir. Mais à l’intérêt artistique du lieu s’adjoint son symbolisme complexe, perfection de l’aboutissement. Parlons alors de « théâtre philosophique » tant plusieurs interprétations, lectures sont livrées. Le pavement à labyrinthe, ces pyramides qui symbolisent l’accession de l’homme « affranchi de la matière » à la spiritualité, ou encore d’autres détails insoupçonnés renvoient le visiteur à une culture, à un monde initiatique. Il faut donc s’imprégner de l’oeuvre dans son abondance d’allégories subtiles pour que se révèle le message spirituel et philosophique de don Raimondo, l’éclairé.
L’« attraction » de la chapelle nous attend dans la crypte où gisait originellement le Christ voilé : deux corps véritables, ceux d’un homme et d’une femme au système artériel et veineux conservé (ou reproduit ?) à la perfection.
A la fois impressionnants et ridicules, les pétrifiés fixent stupéfaits le spectateur, l’implorent. Avec ces « machines anatomiques » réalisées par le médecin palermitain Don Giuseppe Salerno, nous franchissons un pas vers le mystère que le prince ne ménagea pas. Il est donc normal que les légendes s’emparent – dès son vivant – de ce personnage accusé de mystérieuses fréquentations, de pacte avec les forces infernales. D’ailleurs la tombe de cet humaniste, homme de défi, mécène esthète qui s’entoura des meilleurs artistes de son époque, est vide. Lors de la récente restauration de la chapelle, plusieurs ouvriers ont préféré quitter le chantier, perturbés par « un vieil homme habillé d’étrange manière » qui s’immisçait dans leurs travaux. Diable de don Raimondo !
Grazie tante a Bruno Crimaldi
Museo Cappella Sansevero
Via Francesco De Sanctis, 19/21
80134 Napoli
Tél : +39 081 5518470
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Site mis à jour le 23 août 2023
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3 décembre 2024
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