PHILIPPE BOURDIN |
Franchir le détroit de Capri signifie parcourir l’itinéraire des Sirènes, ces démons marins mi-femmes mi-oiseaux.
On est lentement, avec une douceur irrésistible, absorbé par une sensation d’infinité. Et dans ce paysage où la beauté semble avoir élu domicile, les bruits d’une vie invisible, la réalité qui palpite aux échos mystérieux du passé ont quelque chose de troublant. On comprend alors que ces créatures aient pu (ou puissent encore) exister, métaphore ambiguë des mirages de l’amour, de l’abandon au rêve ou de l’aspiration des hommes qui veulent s’identifier avec la nature jusqu’à l’oubli.
D’origine orientale, la Sirène apparaît dans le monde grec dès le VIIIe siècle avant J.-C . Les mythographes ont toujours spéculé sur l’origine et la double forme des trois filles du dieu-fleuve Achéloos : Parthénope, Leucosia et Ligeia dont les noms évoquent les idées de candeur de blancheur et de mélodie. Elles auraient été des jeunes filles ordinaires, compagnes de Perséphone, la déesse des Enfers. Lorsque celle-ci fut enlevée par Hadès, elles se lancèrent à sa recherche. Avaient-elles été déjà transformées en génies malfaisants quand elles arrivèrent à Cumes ? Nul ne le sait, mais c’est ici qu’irritées de leurs vains efforts, elles décidèrent d’utiliser leur pouvoir de séduction afin d’entraîner dans la mort ceux qui s’aventuraient dans leurs parages. Selon Apollodore, l’une portait une lyre et le plectre, une autre jouait de la flûte alors que la troisième chantait. Pausanias raconte qu’elles voulurent rivaliser avec les Muses dans un concours de chant ; ridiculisées, elles furent plumées par les déesses qui se couronnèrent de leurs dépouilles.
Suivant la prophétie, ces assoifées de sang animées par une haine destructrice devaient exercer leur don funeste jusqu’au jour où un bateau réussirait à surmonter leur sortilège et poursuivre sa route ; ce jour-là serait celui de leur mort et nous en avons deux versions.
La situation exacte de leur île a toujours été controversée. D’aucuns la localisent à l’Etna, à Catane, d’autres à Capri. Toutefois, l’opinion la plus répandue l’identifie à un petit archipel au sud de la presqu’île sorrentine, face à la côte amalfitaine et plus précisément face à Positano : les Galli (littéralement les coqs), du nom d’un poisson à crête. Alignés à la surface de l’eau, voici d’abord le récif de l’Isca aux buissons et aux arbres verdoyants, celui du Vivaro lavé par les flots, et plus loin le groupe des Sirenusse. Les Sirènes étaient assises dans une prairie, « le pré, leur séjour, est bordé d’un rivage blanchi d’ossements et de débris humains (L’Odyssée) ».
Leur enchantement était particulièrement redoutable par temps calme, à midi quand le soleil tape fort, au moment de la sieste ... quand le temps semble comme suspendu. Elles utilisaient aussi les vents pour mieux envelopper les oreilles des imprudents sevrés de femmes, d’amour. Poussés sur les rochers, les navires s’y brisaient et les naufragés mouraient perdus dans leur extase et possédant peut-être la Connaissance illimitée, supérieure, que promettaient les fallacieuses – cette « tentation du savoir » est d’ailleurs à l’origine de bien des allégories métaphysiques.
Jason et les Argonautes leur échappèrent car Orphée chanta si mélodieusement que les héros furent insensibles à leur ensorcellement, sauf Boutès qui sauta par dessus bord mais fut sauvé in extremis par Aphrodite. Une génération plus tard, Ulysse, sur les conseils de Circé, prémunit ses compagnons en leur bouchant les oreilles avec de la cire ; lui-même se fit attacher au mât, défendant qu’on l’en détache sous aucun prétexte. Grâce à ces précautions et malgré son indicible désir de rejoindre les tentatrices, malgré ses injonctions, Ulysse put franchir cette épreuve. Accomplissant leur destin, les Sirènes dépitées se précipitèrent dans les flots pour s’y noyer.
Leucosia s’en alla mourir, errante, lointaine et solitaire à cette Punta Licosa qui ferme le golfe de Salerne. Le corps de Ligeia dériva plus au sud en Calabre et fut enterré sur le rivage par les pêcheurs ; son profil sera gravé sur leur monnaie. Quant à Parthénope, « celle qui est restée vierge » s’échoua à l’emplacement même où autour de son tombeau allait s’élever Naples dont les habitains s’appellent encore aujourd’hui les Parthénopéens. Les malheureuses vont vite devenir objets de culte et un temple à Sorrente leur sera édifié.
Anges de la mort ou bienfaisantes divinités de l’harmonie céleste qui facilitent le voyage de l’âme ? Les Sirènes seront représentées sur les stèles funéraires, les tombeaux et les sarcophages. On leur suppose même des intentions érotiques à l’égard du défunt qu’elles pleurent, tant il est vrai que le mythe se prête à de multiples interprétations. Pour ce qu’il en est de l’évolution de leur nature profonde, comprises peu à peu non plus comme des divinités terrestres mais comme faisant partie du monde mystérieux de la mer, elle a dû commencer assez tôt puisque la première sirène-poisson apparaît sur un bol à relief du IIIe siècle avant J.-C.
Les Sirènes vont traverser les âges (le Christianisme leur opposera les anges), hanter nos rêves. De maléfiques, elles deviendront complices. On peut penser que ce mythe universel, qui comme beaucoup d’autres joue sur l’ambivalence horreur/attraction, est chargé de symboles ou d’un message magique. A un certain niveau, cela peut se vérifier. Mais les poètes se doutent que la création mythique est autre et qu’elle témoigne d’une vérité méconnue.
Biographie sélective (en italien) :
• Le Sirene de Meri Lao - Antonio Rotundo Editore (Roma)
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Site mis à jour le 23 août 2023
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21 novembre 2024
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