PHILIPPE BOURDIN |
La vie religieuse de Naples s’identifie avec le culte de San Gennaro, le saint patron et protecteur d’une ville « sauvée de la faim, de la guerre, de la peste et du feu du Vésuve » par la vertu de son sang miraculeux. Une institution.
(DR)
En ce matin du 19 septembre, jour férié, tout Naples est suspendue au « miracle » de San Gennaro, à la liquéfaction de son sang, parfois même à son ébullition ! Un phénomène incroyable qui va à l’encontre de toutes les lois de la nature. Chaque année depuis le 17 août 1389, il se répète ponctuellement la veille du premier dimanche de mai (date anniversaire du transfert de la dépouille du saint dans les catacombes de Capodimonte), le 19 septembre (anniversaire de sa mort) et plus rarement le 16 décembre (anniversaire de l’éruption du Vésuve de 1631 qui épargna Naples). Par ailleurs, un certain nombre de liquéfactions se sont exceptionnellement produites de manière inopinée ou lors de visites de personnages illustres. D’autres se prolongèrent jusqu’à un an lors de circonstances jugées graves pour la ville. Parfois le sang ne s’est même pas liquéfié du tout.
Il Duomo de Naples : 8h45. Les reliques aimées du peuple (le crâne dans son buste d’or et le sang recueilli dans deux fioles par la pieuse Eusebia, nourrice du l’évêque martyr décapité sous Dioclétien en 305 de notre ère près de la Solfatara de Pozzuoli) sont déplacées de la fastueuse chapelle baroque du Trésor à l’autel de la cathédrale. Vers les 9h15, le cardinal de Naples commence les prières de supplications suivies de son homélie. La cérémonie se poursuit dans l’attente de l’imprévisible « miracle ». Au printemps, les reliques traversent Spaccanapoli (le centre historique), transportées en procession et grande pompe dans l’église de Santa Chiara où on les expose avant de les ramener au Duomo. Ces dernières années, le prodige que l’église n’a jamais reconnu comme miracle s’est vérifié sans retard particulier, cette rapidité étant une promesse de félicité. Le 19 septembre 2008, le phénomène s’est renouvelé à 9h45. En septembre dernier, il s’est répété à 9h56. Redouté, l’inverse serait considéré comme une disgrâce et des malheurs s’abattraient sur la ville. Superstition populaire ? Naples est la ville du « non è vero, ma ci credo (ce n’est pas vrai mais j’y crois) ».
L’atmosphère intense de ce rituel est inoubliable. Fidèles et touristes se pressent, s’entassent dans l’espace libre autour du maître-autel. Le cardinal tient le reliquaire aux parois de verre et lui imprime un léger mouvement de rotation tout en unissant sa voix à l’antique prière rituelle et aux cantiques qu’entonne l’assistance fervente et un groupe de vieilles femmes (ces « parenti » pour le moins folkloriques) qui, si l’attente se prolonge, apostrophent, invectivent le saint. Le phénomène a lieu sous les yeux de la foule, confirmé comme le veut la tradition par l’agitation d’un mouchoir blanc. Une clameur immense s’élève, l’église résonne des applaudissement, des orgues et des chants. Dans l’ampoule hermétiquement close, la masse compacte que des examens stroboscopiques ont confirmés être de l’hémoglobine s’est transformée en un liquide rougeâtre et visqueux et a augmenté de volume. Vingt et un coups de canon tirés du Castel dell’Ovo annoncent alors « o’ miracolo » à la ville en liesse.
Si cet inexplicable « prodige de la chimie » passionne les chercheurs et nous dépasse - d’autant qu’à Pozzuoli la pierre vénérée du supplice rosit -, il revêt un intérêt extrême parce que s’y rencontrent, s’y superposent, plusieurs cultures ainsi que les dogmes de la religion officielle et les liturgies de la religion populaire. Corps et sang sont les langages les plus primitifs. L’imaginaire s’en nourrit et en tire les auspices. La liquéfaction du sang de San Gennaro (mais aussi celles toujours napolitaines de San Giovanni Battista, de Santa Patrizia le 26 août chez les moniales de San Gregorio Armeno ou de San Pantaleone à Caiazzo) symbolise la régénération purificatrice. Les impuretés individuelles et collectives sont expulsées, amendées. La ville se libère de ses maux par la faculté du saint, substitut de la communauté, son double et catalyseur de ses fautes. Les significations magiques, la perpective rassurante d’un avenir sans calamité trop grande ni destructrice, ce détournement des angoisses, des peurs d’un peuple depuis trop longtemps contraint à la précarité, explosent verbalement et gestuellement durant les invocations. Reconstituion de l’identité collective ? Sans trop s’avancer, les buts marqués par Maradona, héros tragique du sport, avaient cette fonction similaire.
Le pouvoir démystifiant de la religiosité populaire ne peut évidemment s’accorder avec les rituels et l’image rigide que l’Eglise doit donner d’elle. Sa capacité à gérer le « miracle » devient de plus en plus difficile, l’ayant longtemps administé comme un instrument de pouvoir vis-à-vis des autorités de la ville et comme un moyen de sauvegarder ses intérêts politiques. L’archevêque de Naples, le cardinal Crescenzio Sepe, essaie quant à lui de travailler avec les autorités et quelques-unes de ses initiatives sont méritantes et courageuses. Apprécions cette récente déclararation : « Nous ne pouvons demander la bénédiction de la Vierge si nous n’avons pas le courage de lutter ouvertement et quotidiennement contre la camorra. » Ne pouvant plus faire accepter l’explication d’une catastrophe naturelle en terme d’expiation des péchés - beaucoup ne croient plus qu’ils doivent être punis parce que coupables -, l’Eglise se pose comme garante du prodige et l’utilise comme démonstration de son accord avec le surnaturel dont elle seule est l’expression ici-bas.
Une ambiguïté bien embarassante chez les prêtres et tous les discours se brouillent devant le phénomène et sa forme symbolique. Se renouvelant dans une composition dynamique entre l’antique et le moderne, ce mystère glorieux conserve son actualité en ce XXIe siècle quand bien même le culte du saint martyr, un « amico del cielo », apparaît en déclin. Paranormal religieux ? Si « truc » il y a, il faut le trouver. Mille hypothèses déductives et rationalisantes ont été échafaudées. La dernière, celle que trois chercheurs italiens du laboratoire de chimie organique de l’université de Pavie : Luigi Garlaschelli, Franco Ramaccini et Sergio Della Sala, publièrent dans la revue scientifique Nature du 10 octobre 1991, raviva la polémique. Si c’est un miracle, acceptons-le.
Procession en 1901 ou 1902
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Site mis à jour le 23 août 2023
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21 novembre 2024
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