PHILIPPE BOURDIN |
« La postérité sera mon juge ; elle saura si j’ai mal prédit. Le temps recèle dans son sein des événements funestes qui affligeront un jour ma patrie qui périra par la corruption. Il y a maintenant trop d’honnêtes gens intéressés au mal pour qu’elle puisse tenir plus longtemps. »
Portrait posthume (1856) par le peintre Vauterin
Cogne est un centre de villégiature et le point de départ idéal pour découvrir le massif glaciaire du Grand Paradis en Vallée d’Aoste. Ce bassin pittoresque fut le théatre d’une singulière expérience menée jadis par un administrateur rural à la personnalité exceptionnelle : le docteur César-Emmanuel Grappein. Les montagnes se souviennent…
Né le 22 avril 1772, cet enfant du pays fréquente le Séminaire d’Aoste avant d’étudier la médecine à Turin lors de la révolution française et de l’occupation de l’Italie. Diplômé, il revient à Cogne en 1804 pour y exercer. Sa grande culture classique et les thèses jacobines dont il s’est imprégné en font un chef incontestable qui rêve de relancer le filon de fer enseveli sous d’énormes décombres et d’en partager les revenus avec ses concitoyens. Elu maire, cet esprit éclairé va dès lors se consacrer au dessein qui va enrichir Cogne dont le particularisme déjà marqué est le résultat de siècles d’isolement.
La montagne est une masse compacte de fer, « une source inépuisable » d’une pureté exeptionnelle. Toutefois, la difficulté et le coût des transports à dos de mulet entravent l’exploitation à ciel ouvert de la mine située à 2500m d’altitude. Qui plus est, il faut tracer huit à neuf kilomètres de route en aval de Cogne. Grappein va trouver les capitaux dans les milliers de bras de ses administrés : « Notre jeunesse est robuste et vigoureuse ; elle fera des miracles. Le chemin fait, on divisera le minerai entre tous les habitants et chacun aura sa part dans la conduite ». Tous les Cogneins, confiants en leur syndic, vont contribuer au percement de la route qui commence en 1816. Grappein assiste aux travaux, encourageant continuellement ses hommes. Des propriétaires cèdent leur terrain gratuitement, d’autres à prix modique. Huit ans plus tard, la route est achevée sans aucun frais. Sur son parcours, Grappein a fait graver dans la roche des sentences sociales en français et en latin comme « être utile à son pays est la suprême vertu ».
Les travaux de la mine, propriété communale, commencent tout de suite après la fonte des neiges pour s’arrêter vers le mois d’octobre. Son exploitation se fait sous une forme utopico-communautaire puisque tous les habitants peuvent y participer et en partager les revenus. Seuls les Cogneins ont le monopole de l’extraction, de la descente en traîneaux (slitte) et du transport de la magnétite jusqu’en dessous de Vièyes où l’achètent les maîtres de forges. Le transport est réparti en parts égales entre tous les habitants ; une part double est allouée aux appelés sous les drapeaux et aux veuves. Chaque famille transporte sur de petits chariots le minerai qui lui échoit et quand elle n’a pas assez de bras, elle cède son lot à une autre famille. Le revenu est alors attribué moitié à la famille cédante, moitié à l’acceptante.
La mine devient « la mamelle nourricière de la population ». Tout le monde s’enrichit, jusqu’aux enfants qui ont une petite rente ! Pendant une vingtaine d’années, la micro-société cogneine va nager dans l’opulence et Grappein, roi du fer, sait s’imposer dans le duché d’Aoste. C’est qu’avec son frac caractéristique et son chapeau aux ailes extravagantes, Grappein est un personnage « très excentrique ». Vivant dans un taudis, ce « cœur ouvert à l’humanité, les mains fermées à l’or », est un modèle d’altruisme, de droiture et de désintéressement (il exercera gratuitement un demi-siècle).
Fontana del dottor Grappein
(Photos : Marie-Thérèse Baray)
Les choses vont se gâter quand, persistant à n’admettre aucun ouvrier étranger pour intensifier le travail, les Cogneins ne peuvent plus approvisionner les fours de la vallée. A la demande des fondeurs, on recherche et découvre un autre filon, plus proche et moins élevé. Pour Grappein l’humaniste, le philanthrope, l’idéal d’assurer à ses concitoyens le monopole de la mine se solde par un échec définitif quand un inspecteur du gouvernement central, à Turin, est envoyé sur place pour contrôler le travail à la mine et plus particulièrement pour répondre aux commandes des industriels d’après les possibilités réelles qu’elle offre. Celui qui « n’a jamais trouvé un quart d’heure pour songer à se marier » lutte mais n’est pas toujours soutenu par les siens ; beaucoup même passent dans l’autre camp. Grappein a commis des erreurs psychologiques à vouloir imposer ses innovations pour le bien du monde, certes, mais de manière autoritaire. Trop progressiste pour son temps, il butte sur des mentalités rétrogrades, paresseuses, aux habitudes enracinées. « Cogne ronge Cogne » répète-t-il amer. Il réagira bien avec orgueil et véhémence, notamment dans des écrits originaux de conception, modernes d’esprit, qui contribueront à sa renommée hors de la Vallée d’Aoste *. En vain. Il s’éteindra à Cogne le 9 avril 1855, incompris, persécuté « pour avoir défendu la sainte cause des pauvres… » et calomnié. « Certain d’avoir fait mon devoir, je m’honore de leurs injures ». Quoi qu’il en soit, son nom rappelle encore aujourd’hui une ère heureuse où la commune formait une seule famille.
Paru dans Le Généraliste N° 1158 du 27 mars 1990
* Recueillis par les soins de Joseph-César Perrin, leur somme a été publiée en 2005 : César-Emmanuel Grappein Mémoires et écrits inédits - Conseil de la Vallée d’Aoste / Musumeci Éditeur - 574 pages.
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Site mis à jour le 23 août 2023
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9 décembre 2024
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