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PHILIPPE BOURDIN

CAPRI, L’ERMITAGE DE TIBÈRE Résumé

Capri devint le séjour privilégié de l’empereur Auguste qui l’échangea avec les Neapolitains contre l’île d’Ischia. Il n’en fit pourtant jamais sa demeure permanente au contraire de Tibère, son successeur, qui y passa ses dernières années. Que reste-t-il des solennités antiques de la plus grandiose villa impériale de la petite île, la Villa Jovis ?

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Reconstitution idéalisée de la Villa Jovis par l'architecte Carl Weichardt (1900)

Tibère : son ombre est omniprésente ici. Prolongeant la politique de batisseur initiée par Auguste, on lui attribue beaucoup de villas qu’il aurait occupées durant son exil volontaire : douze, selon Tacite, portant chacune le nom d’une divinité du panthéon gréco-romain. L’empereur résida principalement dans deux d’entre elles. Celle de l’esplanade panoramique d’Anacapri, dite Damecuta et habitée durant l’été, et une autre, très grande, dont on peut visiter les ruines de calcaire local et de tuf alternés à des couches de briques : la Villa Jovis (Jupiter), cette « citadelle fortifiée » dont parle Pline. On y accède en cinquante minutes depuis la fameuse Piazzetta. Recouvrant, couronnant le promontoire oriental de l’île, elle s’étale en terrasses sur plus de 30 000 m2 dont seul un quart environ était couvert de constructions alors que le reste était constitué de jardins, de nymphées et d’exèdres de repos. Projet hardi s’articulant en quatre zones, cette imposante construction connut malheureusement un sort déplorable lors des premières fouilles exécutées sous les Bourbons au 18ème siècle. L’exploration systématique du complexe entier fut entreprise entre 1932 et 1935 par l’illustre archéoloque napolitain d'adoption Amedeo Maiuri. Ce signore. mit à jour et restaura « l’un des plus singuliers et grandioses exemples de villas-palais résidentielles qu’on connaisse depuis le début de l’empire, le monument le plus complet et important de la Capri romaine. »

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(Photo : Marie-Thérèse Baray)

Juste avant l’entrée du site archéologique s’élèvent encore les ruines de la Tour du phare-sémaphore renversée par un tremblement de terre quelques jours avant la mort de Tibère à Misène. Il servait de phare de signalisation en même temps qu’il transmettait les messages impériaux. Non loin, la légende populaire a conservé le nom de « Saut de Tibère » au rocher le plus effrayant de l’île d’où le prince faisait précipiter ses victimes. Quatre grandes citernes communicantes creusées profondément dans la roche forment le corps central du bâtiment ; réserve d’eau indispensable dans une île où ce bien essentiel faisait défaut, son système de couverture en voûtes permettait de recueillir les eaux de pluie tombant sur leurs extrados et leurs toits. Au sud, se trouvent les thermes, à l’ouest le quartier des esclaves. Soigneusement à l’écart de tout le reste du palais, au nord et à l’est, l’appartement impérial s’avance jusqu’à l’extrême bord de l’à-pic et apparaît inaccessible. Là, au milieu des bruits de la mer et du vent, embrassant tout le golfe, l’aérienne loggia de l’ambulatio longue de 92 mètres fait pénétrer le plus intimement dans les habitudes de son hôte secret. Tout en haut, sur ce qui constituait autrefois la terrasse du belvédère, s’élève la petite église de Santa Maria del Soccorso qui s’est substituée au 16ème siècle à un ancien lieu de culte médiéval.

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(Photo : Marie-Thérèse Baray)

Les raisons pour lesquelles Tibère s’établit à Capri, de 27 à 37 de notre ère, excitent la curiosité. Désertion ? Certainement pas. Détachement mysanthropique, dégoût des intrigues, pessimiste lucidité, recherche d’un lieu salubre (il semble avoir été atteint d’une sorte d’eczéma qui le défigurait) ? Ce choix coïncida évidemment avec une nouvelle politique rompant avec le Sénat romain et visant au pouvoir absolu. Toujours est-il qu’en gardien inflexible de l’Empire, Tibère gouverne fermement et s’acquitte avec conscience de son métier d’empereur. Il fait respecter les frontières, sachant pourvoir promptement au rétablissement de l’ordre quand le besoin s’en fait sentir. Sa politique en Orient continue à être vigilante, assez heureuse, et l’on peut affirmer que cette dernière période de règne représente l’un des moments les plus florissants d’une civilisation indestructible, en contradiction avec les chroniques diffamantes du tendancieux historien Tacite, plein de rancœur politique, ou de Suétone qui puisa ses informations dans les rumores propagées par l’opposition.
Un mythe est né et se répand, tenace, jusqu’à connaître un grand succès dans l’imaginaire touristique à partir du 19ème ème siècle. Mais qu’en est-il vraiment de la réputation de dépravé que traîne Tibère, figure aujourd’hui réabilitée ? Il n’y a pas de fumée sans feu, certes, mais ses turpitudes, comme sa barbarie, sont fantaisistes voire improbables. Elles offrent néanmoins plus d’attraits que son caractère introverti, taciturne, méfiant, l’amenant à s’isoler, méditer et assouvir sa passion pour l’astronomie avec l’ami fidèle, le scientifique Thrasylle d’Alexandrie. On a ainsi cru reconnaître dans les restes d’une gigantesque construction détachée de la villa ceux de l’observatoire astronomique dont font mention les biographes.
Ici, dans ce décor ô combien suggestif, rendons hommage au choix ainsi qu’au bon goût de Tibère. Mais quand il s’installa sur l’ « île au sanglier » entouré de quelques-uns des plus fins esprits de l’époque, quel en était l’aménagement ? S’il existait déjà des édifices et des chemins, seule une audacieuse pente raide de 881 marches taillées dans la roche reliait Marina Grande, le lieu d’accostage, à Anacapri sur les hauteurs : c’est ce fatigant Escalier Phénicien (la scala fenicia) qui n’a de phénicien que le nom puisqu’il fut construit par les colons grecs...
Quand la douce Capri s’efface dans le sillage du retour, on songe au vieux Tibère se cloîtrant près de neuf mois après avoir appris la mort de son fils Drusus et étouffé avec une calme froideur la conjuration de l’ambitieux ministre Séjan. Les difficultés qu’il pressent pour l’Empire l’assombrissent et l’envahissante langueur ambiante ne peut l’empêcher de s’interroger sur le pouvoir et la condition humaine. « Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils m'approuvent » n’était-elle pas sa devise !

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(Photo : Marie-Thérèse Baray)

Site mis à jour le 23 août 2023
3 octobre 2024